Buste d'une ouvrière au châle bleu, de Käthe Kollwitz (2)Par Sephora, pour la Nuit de la lecture

Image décorative

La Nuit de la lecture 2024 a été l'occasion d'ouvrir la bibliothèque de l'INHA à une classe d'élèves en terminale option « Histoire des arts » du lycée Léon Blum de Créteil. Le thème de la Nuit, le corps, s'articulait parfaitement avec celui de leur programme, autour des « Femmes, féminisme, féminité », et leur a permis de porter leur regard sur des estampes de la collection. Après un travail de plusieurs semaines, la Nuit de la lecture a été l'occasion pour ces apprentis historiens et historiennes de l'art de lire leur texte sur une estampe de leur choix. Quelques-uns de ces textes seront publiés sur le blog de la bibliothèque, comme celui de Sephora, qui, à l'instar de Marie-Ève, a choisi Buste d'une ouvrière au châle bleu [Brustbild einer Arbeiterfrau mit blauem Tuch], de Käthe Kollwitz.

Le regard de cette femme semble à la fois vide et profond bien qu’en réalité, elle le détourne du nôtre. Elle est perdue dans ses pensées et ne remarque pas notre présence. Ce détail, semi-hypnotisant, a immédiatement capté mon regard.

Ce Buste d’une ouvrière en châle bleu a été réalisé en 1903 par Käthe Kollwitz, graveuse, dessinatrice et sculptrice allemande (d’origine prussienne) du XIXe-XXe siècle. C’est une représentante du courant de l'expressionniste, caractérisé par une volonté d'exprimer une émotion propre à l'artiste, souvent au moyen de lignes épaisses et énergiques, ainsi que des couleurs vives et percutantes.

Käthe Kollwitz, Buste d'une ouvrière au châle bleu [Brustbild einer Arbeiterfrau mit blauem Tuch], 1903, lithographie au crayon et au pinceau en deux couleurs avec grattoir sur encrage bleu, dans Jahresmappe der Gesellschaft für vervielfältigende Kunst in Wien, 1906. Cliché INHA
Käthe Kollwitz, Buste d'une ouvrière au châle bleu [Brustbild einer Arbeiterfrau mit blauem Tuch], 1903, lithographie au crayon et au pinceau en deux couleurs avec grattoir sur encrage bleu, dans Jahresmappe der Gesellschaft für vervielfältigende Kunst in Wien, 1906. Cliché INHA

Ici, Käthe Kollwitz fait ressentir la présence puissante de cette femme.

Appréciez la façon dont l’artiste, grâce à la technique de la lithographie, qui consiste à faire l’impression d’un dessin tracé avec une encre ou des crayons gras sur une tablette de pierre lisse, a su donner une impression de force et de puissance au portrait.

En effet, les traits faits avec plusieurs crayons gras sont épais et accentués par l’ajout de couleurs : les teintes de couleur jaunâtre utilisées sur l’extérieur du visage éclaircissent ce dernier et révèlent ainsi, par contraste, ses traits et son air sombre. Son buste est complètement enveloppé par un châle (ou est-ce sa blouse de travail ?) d’un bleu profond. De même, l’arrière-plan est plongé dans l’obscurité. Cette femme semble perdue dans le néant, dans le néant de ses pensées. Peut-être est-ce l’abîme de la fatigue, le côté sombre de la réalité. Peut-être n’a-t-elle plus goût à  la vie et se laisse-t-elle engloutir par ce néant.

Pourtant, en même temps, elle semble surgir de cette même pénombre, émerger de l’image elle-même, se penchant vers nous pour se révéler à notre regard.

Voyez la manière dont Käthe Kollwitz éprouve un regard rempli de respect et de compassion pour cette femme. Son visage porte les stigmates de la fatigue, de la dureté de sa condition : les cernes et les joues sont creusées par les traits appuyés et énergiques du stylet de Kollwitz ; les lèvres pincées, la mâchoire crispée. Son regard perdu renforce le caractère bouleversant de ce portrait car cette femme porte sur son visage, dans son corps, dans sa chair, la réalité des conditions de la classe ouvrière, particulièrement celle des femmes de son époque.

 

C’est là un sujet récurrent dans le travail de Käthe Kollwitz. En effet, Karl Kollwitz, son mari, était un médecin. Elle l’accompagnait voir ses patients et c’est donc ainsi qu’elle découvre la situation précaire des quartiers pauvres. Elle commença alors à représenter les ouvriers

Ainsi, Käthe Kollwitz s’intéresse à beaucoup de questions sociales, notamment celles rencontrées par les ouvriers marginalisés par la société de l’époque. Peut-être est-ce pour cette raison que le regard de cette femme ne rencontre pas directement le nôtre. Serait-ce de la pudeur ? de la gêne ? Sa classe sociale n’est pas souvent représentée dans l’art avant le milieu du XIXe siècle. Aurait-elle honte de son appartenance à la classe ouvrière, méprisée par la société ? Les ouvrières étaient encore plus touchées par les discriminations et les stéréotypes qui leurs étaient attribués par la société et notamment avec la forte présence de misogynie dont elles étaient victimes même par leurs propres collègues masculins.

Est-ce pour lui accorder une dignité que Käthe Kollwitz lui confère une aura si puissante grâce à sa posture et sa mâchoire carrée et énergique ?

En même temps, son regard est incliné vers le bas, comme si elle était intimidée par le nôtre.

Il est important pour moi d’appuyer sur le fait que Käthe Kollwitz est la première femme à être admise comme membre de l’Académie des beaux-arts de Prusse et à y enseigner en 1919, ce qui est un exploit puisque cette académie avait des valeurs très conservatrices. Mais elle est aussi une figure féministe courageuse, s’intéressant et étudiant beaucoup les problématiques des rapports sociaux homme/femme dans la littérature et le dessin, ce qui explique pourquoi la femme est une figure centrale dans la majorité de ses œuvres telles que la Femme à l’enfant mort, datant de 1903, ou encore la Femme aiguisant sa faux faite en 1905 et provenant de sa série de lithographies intitulée La Guerre des paysans. Dans cette même série, elle n’hésite pas à dénoncer des actions subies par les femmes, allant jusqu'à traiter des thèmes peu représentés et controversés pour la société allemande conservatrice de l’époque tel que le viol, comme dans son œuvre intitulée Violée, datant de 1907 et représentant une paysanne dévastée et allongée dans son jardin, après avoir subi ce drame...

Pour finir, nous ne pouvons le nier, Käthe Kollwitz a réussi à rendre captivant ce portrait, nous obligeant à nous arrêter pour regarder une personne qu’on ne regarde pas habituellement, pour ensuite l’admirer voire la contempler de la même façon que je l’ai fait lors de ma rencontre avec ce magnifique portait. Le fond vide renforce cet aspect : grâce à l’absence de détails en arrière-plan, nous pouvons mieux uniquement nous concentrer sur cette femme, voire nous interroger sur son histoire personnelle.

Sephora Manseka

Publié par Sophie DERROT le 29 mars 2024 à 10:00

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