Le Roi des Aulnes de Laure GarcinExpérimenter le cinéma d’animation

Laure Garcin, extrait de "Les filles fleurs", fusain pour le court-métrage Le Roi des Aulnes, 1948. Cliché INHA.

La bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art conserve six grands dessins au fusain (OE 5, visibles sur la bibliothèque numérique), seules traces restantes du court-métrage Le Roi des Aulnes de la peintre et cinéaste française Laure Garcin(1896-1978). Ce film, diffusé à la télévision vers 1950, fait partie des premières expérimentations de l’artiste dans le domaine du cinéma d’animation, duquel elle s’empare à partir de 1948.

Laure Garcin, une artiste en quête de mouvement

Après une formation classique à l’Académie Julian, puis à l’École des beaux-arts dans les années 1920, Laure Garcin se tourne vers le cubisme et l’abstraction. En 1932, elle rejoint le groupe Abstraction-Créationoù elle côtoie Auguste Herbin, Jean Arp, Albert Gleizes, Marlow Moss, Mainie Jellett, ou encore Étienne Béothy et Georges Vantongerloo. Laure Garcin s’éloigne cependant rapidement du groupe. Préférant créer seule, elle adopte une esthétique plus biomorphique, synthèse entre abstraction et surréalisme, entre non-figuration et figuration, théorisant l’idée d’un « art de synthèse symbolique » en 1937. La peintre cherche à insuffler du mouvement à la surface statique de la peinture sur toile en le suggérant par des compositions colorées dynamiques aux formes sinueuses.

Cette quête du mouvement la conduit à se saisir de la forme cinématographique, sans toutefois renoncer à la peinture sur toile. Après avoir interrompu ses recherches pendant la seconde guerre mondiale, puis s’être consacrée à l’écriture de sa thèse sur l’illustrateur nancéen Jean-Jacques Grandville (qui sera ensuite publiée aux éditions Losfeld) et l’influence du rêve dans les arts, Laure Garcin se tourne vers la technique du cinéma d’animation à la fin des années 1940. Ses courts-métrages s’appuient sur des poèmes d’auteurs majeurs de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle. Son premier film, Le Voyageur, d’après le poème éponyme de Guillaume Apollinaire issu du recueil Alcools (1913) est ainsi diffusé en 1949 à la télévision. Deux autres films suivent rapidement : À une passante, d’après le poème de Charles Baudelaire issu des Fleurs du Mal (1857), sans doute diffusé vers 1949-1950, ainsi que le film qui nous intéresse ici, Le Roi des Aulnes. Pour réaliser ce court-métrage, Laure Garcin s’appuie sur le lied Erlkönig (1815) du compositeur autrichien Franz Schubert, adapté du poème « Le Roi des Aulnes » de Johann Wolfgang von Goethe (1782).

Le Roi des Aulnes est donc à replacer parmi les premières expérimentations de l’artiste dans le domaine du cinéma d’animation. Elle entend, par cette technique, créer une synthèse entre le rythme sonore d’un poème lu à voix haute et le rythme plastique de compositions se succédant à l’écran.

Le monde terrifiant du Roi des Aulnes

Laure Garcin prépare pour chacun de ses films un schéma général de la structure du court-métrage. L’esquisse préparatoire du Roi des Aulnes, sans doute tracée vers 1948-1949, évoque ainsi la forme d’un électrocardiogramme aux pics ascendants et descendants, ce qui annonce la forme dynamique et le rythme qu’adoptera le film. L’artiste conçoit, dans un deuxième temps, les compositions au fusain, qu’un caméraman filme ensuite, pendant qu’un récitant lit le texte. Son film Le Roi des Aulnes n’a pas été enregistré sur pellicule, il n’en reste donc à ce jour aucune copie. Les six grands fusains de l’INHA sont donc des sources très précieuses pour tenter de le reconstituer.

Laure Garcin, « Il passe à cheval au bruit du vent », fusain sur papier pour le court-métrage Le Roi des Aulnes, 78,5 × 57 cm, 1948, recto et verso. Paris, bibliothèque de l'INHA, OE 5 (5). Droits réservés. Clichés INHA.
Laure Garcin, « Il passe à cheval au bruit du vent », fusain sur papier pour le court-métrage Le Roi des Aulnes, 78,5 × 57 cm, 1948, recto et verso. Paris, bibliothèque de l'INHA, OE 5 (5). Droits réservés. Clichés INHA.

Chaque fusain porte sur son revers des annotations qui permettent de faire correspondre le dessin à un passage du poème. Le film s’ouvrait donc sans doute par la composition figurant un cavalier sur un cheval au galop, qui semble fondre vers le spectateur. Au-dessus de l’homme, plane un oiseau menaçant aux yeux démesurés et globuleux. Sur ce fusain est inscrit le vers « Il passe à cheval au bruit du vent », première phrase du lied de Schubert. Il correspond donc sans doute au point de départ du récit : la traversée nocturne d’une forêt par un père et son fils.

Lors de cette traversée, le fils, terrifié, croit apercevoir le Roi des Aulnes qu’il reconnaît dans un nuage de brouillard ou dans de vieux saules gris. La créature tente de convaincre l’enfant de le rejoindre pour rencontrer ses filles. Ces apparitions sont évoquées par deux fusains qui représentent les filles du Roi des Aulnes : le premier les figure enlacées en un seul personnage tentaculaire, le second présente leurs trois visages, joue contre joue, encadrés par leurs longues chevelures et des fleurs. Le Roi des Aulnes n’apparaît véritablement qu’au quatrième fusain qui le représente sous les traits d’un rapace au long bec pointu, aux plumes comme des flammes dressées et à l’immense patte griffue.

Laure Garcin, [Sans titre] (à gauche) et « Sombre et farouche il me tient déjà ! » (à droite), fusains pour le court-métrage Le Roi des Aulnes, 1948. Paris, bibliothèque de l'INHA, OE 5 (4) et (3). Droits réservés. Clichés INHA.
Laure Garcin, [Sans titre] (à gauche) et « Sombre et farouche il me tient déjà ! » (à droite), fusains pour le court-métrage Le Roi des Aulnes, 1948. Paris, bibliothèque de l'INHA, OE 5 (4) et (3). Droits réservés. Clichés INHA.

Face aux hallucinations de l’enfant, son père accélère. Mais lorsqu’il arrive à destination, il est trop tard : il constate que son enfant est mort dans ses bras. Le visage aux yeux clos de l’enfant pris dans les griffes d’une créature reptilienne est en effet figuré par le cinquième fusain de Laure Garcin. Ce dessin est accompagné de l’annotation « Sombre et farouche il me tient déjà !! ». Le film se terminait probablement par un sixième fusain représentant le père portant son fils mort dans ses bras aux côtés du cheval à la bouche béante après la course effrénée. Derrière eux, un hibou, personnifiant la forêt ou, plus probablement, une des multiples apparences du Roi des Aulnes, les observe.

L’ambiance inquiétante du récit de Goethe est renforcée par la noirceur du fusain et ses effets vaporeux de camaïeu sombre, ainsi que par la représentation polymorphe du Roi des Aulnes ou Erlkönig, tantôt figuré comme un oiseau, tantôt comme une créature reptilienne. Cet être maléfique issu de contes allemands vit dans les forêts et entraîne les voyageurs vers la mort.

La beauté de ces compositions s’explique par le fait que Laure Garcin envisage ses dessins, non comme des illustrations strictes du texte littéraire, mais comme des œuvres indépendantes, accompagnant le poème tout en possédant une signification propre. L’autonomie des dessins vis-à-vis du texte nous permet aujourd’hui d’en apprécier les qualités plastiques alors même que le film est perdu.

Le cinéma d’animation expérimental dans la première moitié du XXe siècle

Le court-métrage Le Roi des Aulnes a peut-être été diffusé à la télévision en tant qu’interlude, bref programme de transition entre deux émissions, sur la seule chaîne qui existait alors, RTF Télévision. La télévision est alors encore marginale en France, on estime en effet que seul 1% des foyers sont équipés d’un téléviseur vers 1950. Alors que Laure Garcin choisit la télévision comme moyen de diffusion de ces premiers films figuratifs en noir et blanc, elle s’interroge et accompagne sa pratique d’un effort de théorisation sur ce médium.

Avec son court-métrage Métropolitain en 1958, elle se tourne vers la couleur en peignant des compositions plus abstraites sur verre et bénéficie de l’amélioration technique des conditions d’enregistrement. Ses films sont diffusés au cinéma à partir du milieu des années 1950, principalement dans des salles qui projettent des films d’avant-garde. Laure Garcin s’adonne ainsi à la conception et à la réalisation de courts-métrages d’animation jusqu’à la fin des années 1960. Son dernier film, Mallarmé et l’absence (vers 1968-1969), qui mêle des extraits de différents poèmes de Stéphane Mallarmé, est considéré par l’artiste comme son film le plus réussi.

Laure Garcin n’est pas la seule à s’aventurer dans le domaine du cinéma d’animation expérimental. Dès les années 1910-1920, des peintres, sculpteurs ou écrivains comme Bruno Corra et Arnaldo Ginna, Léopold Survage, Viking Eggeling ou encore Hans Richter s’emparent de cette innovation. La peintre entretient en outre une correspondance avec Henry Valensi, chef de file de l’association des artistes musicalistes fondée en 1932. Il théorise la cinépeinture en créant une école dédiée à cette technique aux côtés du peintre belge Marcel Lempereur-Haut à la fin des années 1940. Laure Garcin expose ainsi à deux reprises au salon des artistes musicalistes, en 1934 et en 1939. Elle s’inscrit donc dans une mouvance d’artistes qui expérimentent le cinéma d’animation à travers des formes très variées.

À travers ces fusains, nous entrapercevons une partie seulement du travail protéiforme de Laure Garcin : peintre, cinéaste, critique d’art, théoricienne et historienne de l’art, diplômée de l’École du Louvre, politiquement engagée dans l’association des Écrivains et artistes révolutionnaires, guide conférencière dans les musées parisiens … Les différentes facettes de sa carrière peuvent être appréhendées grâce à la richesse du fonds d’archives légué par l’artiste à la bibliothèque de l’INHA (Autographes 83 et 83 bis).

Valentine Brégeon

Bibliographie

D'autres ensembles de fusains pour des courts-métrages de Laure Garcin ont été donnés par elle aux collections publiques et sont conservés notamment à la bibliothèque Forney (Paris), au MNAM (Paris ; Le voyageur) et au musée Cantini (Marseille ; Les chants de Maldoror). Les œuvres de Laure Garcin sont sous droits.

Laure Garcin, « La télévision peut-elle être une technique au service de l’art ? », dans L’âge nouveau, mai 1951, p. 106-108.

Daniel Marchesseau (dir.), Abstraction-Création[exp. Münster, Westfälisches Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte, 2 avril-4 juin 1978 ; Paris, musée d’art moderne de la ville de Paris, 16 juin-17 septembre 1978], Münster, Westfälisches Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte, 1978. Libre accès INHA : N6494.A2 WEST 1978

Isabelle Pertus (dir.), Laure Garcin[exp. Gréoux-les-Bains, 21 juin-15 septembre 1992], Gréoux-les-Bains, Office municipal du tourisme, 1992. Libre accès INHA : NZ GARC33.A3 1992

Flora Meszaros (dir.), Parisian Abstracts: Abstraction-Création, [exp. Debrecen, MODEM Center for Modern & Contemporary Art, 3 octobre 2021-30 janvier 2022], Debrecen, MODEM Center for Modern & Contemporary Art, 2021.

Valentine Brégeon, Laure Garcin (1896-1978). Le temps et le mouvement dans les arts plastiques, mémoire de 2nde année de 2e cycle en histoire de l’art appliquée aux collections, sous la direction de Zoé Marty, École du Louvre, 2023.

Publié par Sophie DERROT le 6 décembre 2023 à 09:00

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