Paul-André Lemoisne, une vie pour Degas

Fiches extraites du fonds Paul-André Lemoisne, sur des oeuvres d'Edgar Degas. Paris, bibliothèque de l'INHA, Archives 69. Cliché Michael Quemener.

Paul-André Lemoisne (1875-1964), diplômé de l’École nationale des chartes en 1901, entama aussitôt sa carrière au cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale, dont il devint conservateur en 1925. Sous sa direction, le cabinet s’enrichit de nombreuses collections, grâce à ses relations personnelles privilégiées avec le monde des artistes et des collectionneurs : en 1905, il avait épousé Suzanne Chevallier-Gavarni – fille du peintre Pierre Gavarni (1846-1932) et petite-fille du dessinateur Gavarni (1804-1866) dont il a fait un de ses sujets d’études – rencontrée chez le collectionneur Henri Rouart. Sous la direction de Julien Cain, il réorganisa le cabinet et mit en chantier de nombreux inventaires. Ayant pris sa retraite en 1940, il s’occupa néanmoins du transfert des collections au château d’Ussé durant la guerre et continua ensuite de travailler pour le cabinet des estampes en tant que conservateur honoraire. Il fut élu membre libre à l’Académie des beaux-arts en 1946.

Parallèlement à sa carrière de conservateur, il produisit un travail d’historien de l’art. Très tôt il s’était intéressé à l’œuvre de Degas, avec le frère duquel il était en relation, et sur laquelle il fait autorité. L’estampe moderne se trouve par conséquent le point de jonction de son œuvre professionnelle et d’historien d’art ; un article de Lemoisne sur le cabinet de Jacques Doucet (dévolu depuis à l’INHA) dans le Bulletin de la SABAA en 1933 en fait foi.

Paul-André Lemoisne au travail, vers 1933. Paris, bibliothèque de l'INHA, Archives 69/1/3. Cliché INHA.
Paul-André Lemoisne au travail, vers 1933. Paris, bibliothèque de l'INHA, Archives 69/1/3. Cliché INHA.

Un fonds d’archives reconstitué et classé dans l’esprit de son producteur

Conservé dans un ancien domicile de Paul-André Lemoisne depuis son décès (en 1964), ce fonds a été acquis par l’INHA en vente publique en novembre 2006. Il ne s’agissait que d’une partie des archives rangées en désordre dans des cartons durant plus de quarante ans. De telles conditions de conservation ont donc rendu difficile la reconstitution du classement d’origine.

Compte-tenu des relations personnelles de Lemoisne avec le monde de l’art, le classement du fonds d’archives, quoique clair en apparence, pourrait sembler artificiel. En effet, Lemoisne a mené de front sa carrière de bibliothécaire et son œuvre d’historien (qualité sur laquelle il insiste quand on lui demande son avis d’expert, se refusant à expertiser les œuvres qu’on lui soumet). Par exemple, un même courrier de remerciement de la part d’un ami personnel des Lemoisne pour un séjour chez eux, qui par ailleurs dirige un musée en Angleterre ou aux États-Unis, pourra faire allusion à l’organisation d’une exposition par une des nombreuses sociétés savantes dont Lemoisne était membre, tout en profitant de cet envoi pour fournir des renseignements demandés auparavant sur un Degas. Ou encore, des notes généalogiques sur la famille de Madame Lemoisne, née Chevallier-Gavarni, relèvent-elles d’une documentation au sujet de concessions funéraires à entretenir ou bien de recherches sur Gavarni en tant que sujet d’une publication ? C’est par des choix difficiles mais raisonnés que ces documents se trouveront dans l’une ou l’autre des sous-séries du plan de classement.

Aussi faut-il penser à consulter ses papiers personnels, sa correspondance notamment, quand on étudie son travail d’historien de l’art – cette remarque est d’autant plus vraie en ce qui concerne Gavarni, le fonds comprenant de nombreux papiers familiaux de Madame Lemoisne (plus de deux boîtes) – sans oublier qu’une partie de ses recherches est indissociable des expositions et des collections de la Bibliothèque nationale.

Un catalogue ambitieux et inachevé de l’œuvre de Degas

S’intéressant dès sa jeunesse à l’œuvre d’Edgar Degas, il publie sur lui une monographie en 1912 (du vivant donc de l’artiste) et assiste aux ventes des ateliers Degas de 1918-1919, ainsi qu’aux ventes d’œuvres de Degas sa vie durant, annotant les catalogues au cours de ces ventes.

 Exemplaire du catalogue de la vente de l’atelier d’Edgar Degas, annoté par Paul-André Lemoisne, 1918-1964. Paris, bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, Archives 69/34/1. Clcihé Michael Quemener/INHA.
Exemplaire du catalogue de la vente de l’atelier d’Edgar Degas, annoté par Paul-André Lemoisne, 1918-1964. Paris, bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, Archives 69/34/1. Clcihé Michael Quemener/INHA.

Après plusieurs articles dans diverses revues paraît le Degas et son œuvre en quatre tomes en 1947-1949, ouvrage qui fait toujours autorité. Le premier tome est une étude sur Degas, les deuxième et troisième un catalogue raisonné des peintures et pastels de l’artiste, et le quatrième un index. Le Degas et son œuvre de 1954 n’est qu’une republication du premier tome dans un souci de vulgarisation.

Le travail d’inventaire mené sur ce fonds d’archives met en lumière l’ambition initiale du projet de Lemoisne tout en permettant d’apprécier la mesure de son investissement dans cette entreprise. Pour bien comprendre l’apport de son travail, il est utile de revenir sur la genèse du projet. Dès mars 1937 est annoncée dans la presse spécialisée la parution à venir aux éditions des Beaux-arts un catalogue des œuvres de Degas par Lemoisne. Le projet était beaucoup plus vaste que le Degas et son œuvre de 1946. Outre les peintures et pastels, le catalogue devait concerner également les dessins, les estampes et les sculptures de Degas. Le catalogue des peintures et pastels était prêt dès 1943 quand Lemoisne signe le contrat d’édition ; cependant diverses difficultés en repoussent la parution (nécessitant constamment une mise à jour du nom des propriétaires des œuvres) en 1947-1949. Le travail se poursuit avec la préparation d’un supplément et de catalogues des dessins, des estampes et des sculptures, mais rien ne sera publié, si ce n’est un Supplément, en anglais, au catalogue des peintures et pastels, en 1984 (soit vingt ans après le décès de Lemoisne) chez Garland par Brame (parent de l’éditeur originel) et Reff.

L’inventaire du fonds Lemoisne nous montre que pourtant le catalogue des dessins de Degas était bien avancé (deux tapuscrits annotés se trouvent dans le fonds) et est donc, semble-t-il, prêt à être publié, sous réserve d’une actualisation.

Paul-André Lemoisne, Catalogue des dessins de Lemoisne, tapuscrit annoté, 1953-1964. Paris, bibliothèque de l'INHA, Archives 69/31/2/1/1/1. Cliché INHA.
Paul-André Lemoisne, Catalogue des dessins de Lemoisne, tapuscrit annoté, 1953-1964. Paris, bibliothèque de l'INHA, Archives 69/31/2/1/1/1. Cliché INHA.

On peut appréhender toutes les étapes de ce travail, de la collecte de sources à la composition du tapuscrit :

1. Annotation des catalogues de ventes de 1918-1919 (en « direct »)

2. Répertoire des dessins sur des fiches (une fiche par dessin)

3. Classement chronologique et numérotation des fiches

4. Mise à jour des informations et de la numérotation (pour le classement) qui en découle

5. Rédaction du manuscrit / tapuscrit et corrections

Cette méthode permet de comprendre le fonctionnement des fiches d’œuvres présentes en nombre dans le fonds.

Fonctionnement des fiches d’œuvres de Degas

La numérotation des fiches de dessins de Degas a plusieurs fois évolué. Il semble que, dans un premier temps, elle débutait à 1. Puis Lemoisne aurait repris toute la numérotation en repartant de 2001 (au moins avant le 9 février 1951 apparemment). Ainsi, la fiche no 1 est devenue la fiche no 2001, la fiche no 2 la no 2002, etc. Seulement, ce n’est pas si simple : en effet, la nouvelle numérotation « convertit » les bis et les ter en numéro, créant un décalage (il ne suffit donc pas d’ajouter 2000 à l’ancien nombre pour obtenir le nouveau numéro) : pour preuve, la fiche no 3593 avait été auparavant la no 1515 bis, puis la no 1578.

Paul-André Lemoisne, Fiche numérotée d’œuvre de Degas, 1919-1964. Paris, bibliothèque de l'INHA, Archives 69/35/2/1. Cliché INHA.
Paul-André Lemoisne, Fiche numérotée d’œuvre de Degas, 1919-1964. Paris, bibliothèque de l'INHA, Archives 69/35/2/1. Cliché INHA.

Ensuite Lemoisne a refait son jeu de fiches (dont les numéros ont ensuite encore évolué), réparties en sept boîtes. Il semble que l'INHA conserve le premier jeu en entier, mais, le fonds étant mutilé, seulement 2 boîtes du plus récent. Les feuillets indiquant la répartition des fiches par boîte (numérotées elles en chiffres romains, de I à VII) ne sont valables visiblement que pour la nouvelle numérotation.

Le tableau de correspondance suivant indique comme ancien numéro le plus récent de l’ancien jeu, reporté sur le nouveau jeu avant d’être remplacé par le nouveau numéro :

Ancien jeu de fiches

Nouveau jeu de fiches

Anciens numéros

Nouveaux numéros

Boîte

Numéros

1 - 921

2001 - 2975

 

 

922 - 984

 

 

 

985 - 1253

[3042 – 3328]

V

3042 – 3328

1254 - 1515

 

 

 

1515 bis - 1790

[3593 – 3868]

VII

3593 – 3868

On trouvera dans le fonds également d’autres fiches non numérotées, ou bien numérotées mais isolées. Toutes ne concernent pas les dessins ; par exemple, la mention « P » ou « PP » indique une peinture ou un pastel ; la mention « S », semble-t-il, une sculpture ; la mention « M », peut-être une matrice.

Une partie de ces fiches ont été séparées du fonds, et intégrées à un lot d’archives vendu aux enchères par la famille en 2015, emporté par un acquéreur non identifié aujourd'hui.

Le fonds d’archives de Paul-André Lemoisne ne se résume pas à une documentation sur son activité scientifique et personnelle ; il constitue encore aujourd’hui un outil de travail cohérent, organisé, probant sur les sujets qu’il brasse.

Xavier Roussel

service du Patrimoine

Pour aller plus loin

Jean Adhémar, « Paul-André Lemoisne (1875-1964) », dans Bulletin d’information de l’ABF, 1964, no 45, p. 175-176.

École nationale des chartes, « Paul-André Lemoisne », dans Annuaire prosopographique : la base savante, CTHS, mise à jour 2018, disponible en ligne.

François Duret-Robert, « La dictature des cataloguistes », dans Connaissance des arts, juin 1989, p. 131-143.

Marc Blondeau et Thiery Meaudre (dir.), A. C. I. – Art Catalogue Index – Catalogues Raisonnés of Artists 1780-2019 (édition bilingue), Zurich, Blondeau & Meaudre / JRP|Ringier, 2020, vol. 2.

Publié par Sophie DERROT le 27 septembre 2023 à 16:00

1 commentaire(s)

  • Commentaire de Jean-Pierre Ringier posté le 10 octobre 2023 à 20:47

    Merci pour ce passionnant compte rendu! Paul-André Lemoisne, par son travail méticuleux, permet à nos contemporains d'apprécier aujourd'hui de nombreuses oeuvres de Degas. Ce ne fût longtemps pas aisé. A ce sujet, une anecdote particulièrement éclairante est racontée par Jean Laran au début des années 1940:

    « Il faut savoir en effet, que, si nous avons été longtemps si pauvres, on ne saurait leur en faire grief [à nos prédécesseurs]. De son vivant, Degas donnait une épreuve de chacune de ses planches à son ami Alexis Rouart, qui, au su de l’artiste, s’en considérait seulement comme usufruitier et destinait cet ensemble à la Bibliothèque. Il en avait informé Bouchot en lui disant : “surtout n’achetez pas de Degas, vous me fâcheriez” (cela je l’ai entendu raconter vingt fois par Courboin et par Lemoisne). Malheureusement aucune trace écrite ne s’est conservée de ces volontés et les héritiers d’Alexis Rouart ne se sont pas crus liés par une promesse purement verbale. C’est pourquoi, depuis trente ans, nous saisissons les occasions de plus en plus difficiles de combler cette lacune. Et nous n’y avons pas trop mal réussi puisque, sur 65 planches connues, il ne nous en manque maintenant que 17, la plupart secondaires. »

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