Marcellin Desboutin à la bibliothèque de l’INHA

Photographie de Desboutin par Mélandri (Paris), source : accompagne le manuscrit de l’ouvrage de Clément-Janin, bibliothèque de l'INHA, Ms 469

Le peintre-graveur Marcellin Desboutin (1823-1902) bénéficie d’une rétrospective au musée Anne-de-Beaujeu de Moulins-sur-Allier. Il paraît à cette occasion opportun de présenter le fonds de cet artiste conservé à la bibliothèque de l’INHA : 172 estampes, plus de 70 lettres de sa main et le manuscrit du principal ouvrage monographique qui lui a été consacré jusqu’au catalogue de l’exposition en cours.

Cette heureuse conjoncture est due à la perspicacité de Noël Clément-Janin (1862-1947). Bibliophile, critique d’art et de littérature, connaisseur en estampe, Clément-Janin fit partie de ces « hommes de l’art » dont Jacques Doucet sut s’entourer pour constituer sa collection et sa Bibliothèque. Œuvrant entre 1911 et 1914 à développer le fonds d’estampes contemporaines initié par le couturier et mécène, Clément-Janin s’était aussi donné pour objectif de valoriser des artistes qui avaient participé au renouvellement de l’estampe au cours du dernier tiers du XIXe siècle.

On trouvera ailleurs le récit succinct du parcours de Desboutin. Dans sa monographie et dans l’article qu’il lui consacra en 1935, Clément-Janin évoque le goût de l'artiste pour les lettres : Desboutin écrivit des textes de chansons à la manière de Béranger puis du théâtre ; son Maurice de Saxe entra au répertoire de la Comédie Française en 1870. Par ailleurs, Desboutin traduisit le Don Juan de Byron, qui ne compte pas moins de 30 000 vers ! Ces inclinations révèlent le tempérament artiste de l’homme mais aussi son insuccès. La guerre de 1870 interrompit les représentations de sa pièce, sa traduction de Byron ne fut pas publiée… ces demi-échecs renvoient à l’infortune qu’il connut ailleurs : il peina à vivre de son art.

Passionné par les procédés, Desboutin copia en peinture des tableaux de maîtres et réalisa une cinquantaine de gravures d’interprétation, activité qui peut paraître anachronique à l’heure de la photographie, mais qui lui permit de développer son talent (et sa bourse). Ses gravures d’après les célèbres toiles de Jean-Honoré Fragonard pour Madame du Barry lorsqu’elles étaient encore à Grasse, lui valurent la notoriété… et celles des peintures.

Le choix d’un procédé

Pour ses estampes originales, Desboutin usa essentiellement de la pointe-sèche, qui consiste à graver à même la plaque de métal ; la première date de 1856. Avant lui, cette technique avait surtout été utilisée en complément de l’eau-forte, parce que l’essuyage de l’encre, donc l’impression, en est délicate, et qu’elle ne permet pas de tirer plus d’une quinzaine d’épreuves de qualité. Selon Clément-Janin, Desboutin revivifiait sa planche par quelques coups de pointe sur la presse pour maintenir l’homogénéité du tirage (et parfois l’augmenter). Il n’aimait pas l’eau-forte, qu’il qualifiait de « gravure dans le cataplasme », en référence à l’immersion de la plaque dans le bain d’acide.

La pointe-sèche peut servir les adeptes du clair-obscur : s’ils sont maintenus, les copeaux de métal dégagés par le sillon de l’outil retiennent l’encre et produisent des noirs profonds, proches de ceux de Manet, artiste que Desboutin admirait ; ainsi, le cordier du violoncelle d’Edmond Levrault forme une tache qui fait « sonner » la composition. L’artiste a aussi mis en valeur le duveté des barbes du cuivre en montrant son pouvoir de suggestion de poils de chien [fig. 1].

[fig.1] Marcellin Desboutin, Planche de croquis (détail), bibliothèque de l'INHA, EM Desboutin 55. Cliché INHA
[fig.1] Marcellin Desboutin, Planche de croquis (détail), bibliothèque de l'INHA, EM Desboutin 55. Cliché INHA

La pointe-sèche - comme le crayon lithographique, que l’artiste employait parfois avant la pointe - « lui semblait le seul outil, assez alerte et docile, pour traduire, vite et à son gré, toutes les émotions fugitives devant la mobilité de l’être humain » (Lafenestre). Une soixantaine d’estampes sont ainsi des portraits enlevés « sur le genou », de prime-saut. C’est le cas par exemple du portrait du fils de Ludovic Halévy, dans lequel l’essentiel, rendu par les modulations du noir, est exhaussé par l’accessoire, le fauteuil rapidement griffé. Notons l’appétence de l’artiste pour le délicat sujet de l’enfance, alors que la personnalité n’est pas encore affirmée ; le graveur compense le manque de plasticité des traits par la profondeur des regards et la spécificité des attitudes. Les autres planches sont plus travaillées, parfois jusqu’à rivaliser avec la peinture. Ainsi de l’une des versions de l’Autoportrait à la pipe, dont la plaque a été préparée à la roulette afin de créer un fond, et donner épaisseur et densité au portrait.

Spécificités du fonds de la bibliothèque de l’INHA

Clément-Janin qualifiait Desboutin de « réaliste », au sens où il ne travaillait que d’après modèle, mais un réaliste qui savait choisir, qualité essentielle pour un portraitiste. Le fonds de l’INHA permet d’apprécier l’étendue du champ social de ses modèles, qui va de ses proches (par affection et par commodité) à ses amis peintres (tels Degas, Puvis de Chavannes) ou critiques d’art (Duranty, Claretie, Silvestre) et personnalités en vue (Edmond de Goncourt, Émile Zola ou Henri Rochefort ) et de Leroy, ouvrier imprimeur, à la duchesse Colonna et au pape Pie IX. Les portraits intériorisés de l’historien et journaliste Charles Bigot, du romantique « frénétique » Petrus Borel, du peintre Jean-Jacques Henner sont particulièrement réussis. Ses autoportraits ne le sont pas moins ; celui de 1879, sa gravure la plus réputée, lui valut une médaille d’or à l’Exposition universelle de 1900.

Pour la couverture de sa monographie, Clément-Janin choisit un autoportrait expressif des vieux jours [fig. 2]. En « cuisinant » sa plaque au papier de verre ou à la pierre ponce, le graveur a fait émerger la figure en continuité avec le fond. Le regard de braise – instrument et métaphore de son talent - contraste avec les marques de l’âge et de la dureté des temps. Toute ressemblance de la suite d’autoportraits avec celle d’un illustre peintre-graveur hollandais du XVIIe siècle - idole de nombreux graveurs du XIXe - n’est sans doute pas fortuite…

[fig.2] Marcellin Desboutin, Autoportrait in Noël Clément-Janin, La curieuse vie de Marcellin Desboutin, Paris, 1922, bibliothèque de l'INHA, 4 Res 750. Cliché INHA
[fig.2] Marcellin Desboutin, Autoportrait in Noël Clément-Janin, La curieuse vie de Marcellin Desboutin, Paris, 1922, bibliothèque de l'INHA, 4 Res 750. Cliché INHA

La collection d’estampes de Doucet ne se voulait pas seulement un choix d’esthète ; c’était aussi un instrument pour l’histoire de cet art, d’où la recherche d’estampes rares (tel le portrait de Verlaine), d’états premiers, d’étapes de création. En 1913, Clément-Janin acquit la collection des enfants de Desboutin, constituée de tirages choisis. Parmi les épreuves d’essai, citons un portrait de Puvis de Chavanne, signé par lui. Du portrait de Cecchino, fils cadet de l’artiste, le fonds comprend le dessin préparatoire, une eau-forte et une héliogravure reprise à la pointe. Le graveur s’est expliqué sur l’usage (occasionnel) de ce procédé mécanique qui permet de reporter sans effort le dessin sur la plaque : c’est un «imperceptible saupoudrage » venu « fixer et régler la ressemblance et donner un lien ambiant» ; sur ces dessous, l’artiste travaille les valeurs (lumières, noirs) comme lors des tailles directes.

Parmi les portraits dont la bibliothèque possède deux états, citons le portrait de trois-quart à droite de Degas : dans la première version, le dessin prime ; dans la deuxième, le graveur n’a pas ébarbé sa plaque et la charge de l’encre grasse confère densité et mystère au motif, au risque de noyer l’expression. Dans le premier état de La Sortie de bébé, Micho, le fils aîné, qui a ici un rôle second, n’est qu’indiqué ; le second état est une épreuve d’artiste, dédicacée au peintre De Nittis. Les dédicaces font partie de cette recherche de rareté, d’authenticité voire de connaissance que procurait autrefois la lettre de la gravure. Celle adressée à Madame Gaillard, la mère de la salonnière et poétesse Nina de Callias, est une épreuve unique qui a permis de connaître l’identité du modèle peint par Desboutin [fig. 3a, b].

À gauche : fig. 3a Marcellin Desboutin, Madame Gaillard, bibliothèque de l'INHA, EM Desboutin 82, cliché INHA. À droite : fig. 3b Marcellin Desboutin, Madame Gaillard, musée Magnin, photo © RMN-Grand Palais (musée Magnin) / Stéphane Maréchalle
À gauche : fig. 3a Marcellin Desboutin, Madame Gaillard, bibliothèque de l'INHA, EM Desboutin 82, cliché INHA. À droite : fig. 3b Marcellin Desboutin, Madame Gaillard, musée Magnin, photo © RMN-Grand Palais (musée Magnin) / Stéphane Maréchalle
  

Autographes et manuscrit

Les lettres autographes conservées à la bibliothèque sont mal lisibles, et l’on ne peut s’empêcher de mettre ce côté brouillon en rapport avec le désordre dans lequel l’artiste vivait. L’ensemble daté de 1886-1888 permet de nommer certains de ses correspondants, tel son ami Jean Alboize, directeur du journal L’Artiste, auquel il se plaint des tirages abusifs de l’imprimeur Cadart ou du soin qu’il apporte à corriger les planches des Frago ; Léon Deschamps, fondateur de la fameuse revue littéraire et artistique La Plume ; Albert Wolff, dramaturge, écrivain et critique d’art, qui écrit sur Desboutin dans Le Figaro. Clément-Janin évoque « la confiance enfantine » dans le pouvoir que l’artiste accordait à la presse. Les lettres s’adressent aussi au galeriste Paul Durand-Ruel, qui projette de le faire connaître aux Etats-Unis ; à Eugène Delâtre, graveur mais aussi imprimeur des graveurs sur cuivre de son temps ; au peintre-graveur John Lewis Brown ; à Georges Lafenestre, conservateur des peintures du Louvre, qu’il connaît de longue date et auquel il demande (et cette fois, en s’appliquant…) que l’étude peinte que l’État vient de lui acheter au Salon puisse être exposée au Luxembourg, « saint des saints » des artistes vivants.

La monographie de Clément-Janin parut en 1922. Elle est assortie d’un répertoire des peintures et d’un catalogue raisonné des gravures qui fait référence. La première page du manuscrit porte la date de février 1915. Plusieurs noms – Brillat-Savarin, Rabelais, Boileau, Michelet, Helleu, Raffaelli – ne figurent plus dans la publication ; sans doute l’auteur n’a-t-il pas voulu prêter le flanc à l’accusation de pédanterie et s’est-il souvenu de la simplicité cultivée par Desboutin, sur lequel il a fourni des informations de première main.

 

 Rémi Cariel
Chargé de valorisation des collections

Publié par lschott le 7 novembre 2018 à 14:00

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