Adjugé, vendu... dessinéEn salle de vente avec les Saint-Aubin

Catalogue de la vente du cabinet l'abbé Le Blanc du 14 février 1781, annoté et illustré par Charles-Germain de Saint-Aubin. Paris, bibliothèque de l'INHA, VP RES 1781/17a. Cliché INHA

Source fondamentale pour l’histoire de l’art, les catalogues de vente permettent de retracer l’histoire des œuvres et des collections, mais aussi de comprendre et étudier le marché de l’art pour mieux appréhender le goût d’une époque. Leur valeur documentaire incontestable en fait des instruments de recherche indispensables, comme l’affirme, dès 1930, Seymour de Ricci : « une collection de ces catalogues est (ou devrait être) une des sections les plus importantes de toute bibliothèque artistique » (Bulletin de la Société des amis de la Bibliothèque d’art et d’archéologie de l’Université de Paris). Le fonds de catalogues de vente anciens de la bibliothèque de l’INHA est l’un des plus remarquables au monde, d’autant plus qu’il se compose d’un bon nombre d’exemplaires rares, parfois uniques lorsqu’ils portent des annotations manuscrites. Souvent rédigées pendant le déroulement des vacations, ces notules peuvent révéler le prix d'adjudication, identifier un possesseur anonyme, indiquer le nom de l’acquéreur, corriger une notice d’œuvre inexacte voire signaler des défauts non vus ou passés sous silence à dessein par le rédacteur du catalogue.

Le document que nous vous proposons de découvrir en ligne est le plus bel exemple de catalogue annoté que la bibliothèque possède, un fleuron de notre collection. Acquis en vente publique chez Christie’s à Paris en avril 2016 grâce au mécénat de la SABAA, ce volume est en réalité un recueil factice qui regroupe trois catalogues de vente de collections distinctes, à savoir celle de l’abbé Le Blanc du 14 février 1781, celle d’un mystérieux monsieur Le Bœuf du 8 avril 1783 et celle composée de pièces issues de divers cabinets d’experts du 11 décembre 1780. Outre le fait d’avoir été rédigés par le célèbre marchand époux d’Élisabeth Vigée Jean-Baptise-Pierre Le Brun, ces catalogues ont pour point commun des marges enrichies de notes mais aussi de petits croquis des objets et œuvres proposés à l'achat. Comme mentionné sur une page de garde blanche, ces annotations furent d’abord attribuées à l'artiste Gabriel de Saint-Aubin qui s'était fait une spécialité de ces remarques marginales prises sur le vif en salles de ventes. Cette attribution erronée perdura au fil des ventes dudit volume : en 1862 lors de la vente Emeric-David du 20 mars (lot 1245), puis en 1893 lors de la vente Destailleur du 26 mai (lot 122). Ce n’est qu’en 1897, lors de la vente de la bibliothèque du baron Pichon (lot 524), que l’auteur du catalogue réalisa que Gabriel de Saint-Aubin, décédé en février 1780, ne pouvait être à l’origine des ajouts manuscrits présents sur les pages de ces fascicules et qu’ils étaient de la main de son frère Charles-Germain. En effet, « Tout le monde dessinait chez les Saint-Aubin » (dixit Pierre Rosenberg dans Le Livre des Saint-Aubin) et l’aîné de la fratrie, Charles-Germain, était lui aussi artiste. « Dessinateur du roy » en broderies et dentelles (comme son père), il est l’auteur de L'Art du Brodeur, paru en 1770, et de divers dessins d’ornements dont vous pouvez visualiser quelques exemples sur notre bibliothèque numérique.

Dans ce recueil datant des années 1780-1783, Charles-Germain de Saint-Aubin reprend donc une pratique d’annotations lors d’enchères publiques héritée de Gabriel (il existe même plusieurs exemples où la présence de leurs deux écritures indique qu’il finissait à la plume les annotations des catalogues de son frère). En tête du premier catalogue, Charles-Germain rédige une notice biographique manuscrite de l'abbé Le Blanc, historiographe des Bâtiments du roi, critique d’art et marchand, qu’il accompagne d’un portrait en frontispice. La suite des feuillets est ponctuée d’abondantes notes : en grande majorité le nom de l’acquéreur et le prix d’adjudication qu’il rapproche parfois des prix obtenus par l’œuvre lors de ventes antérieures. Il n’hésite pas à donner également des appréciations plus personnelles souvent teintées d’humour et de malice. Ainsi, pour le lot 72, un bronze de Marc Aurèle, il ajoute : « c’est ce qu’on peut appeler un bonhomme » puis quelques pages plus loin pour le lot 108, une porcelaine représentant un singe de couleur jaunâtre vendu au comte de Merle : « il faut avoir bien de l'argent de reste pour acheter une telle vilenie », ou encore au lot 205 de la vente Le Bœuf vendu au baron Saint-Julien : « il entassoit une quantité de curiosités chères dans un appartement où personne n’entroit, et il se refusoit jusqu’à un habit et un valet ». Plus surprenant, la présence de dates et détails postérieurs aux ventes elles-mêmes indique qu’il opérait une sorte de mise à jour de ses catalogues : par exemple pour la vente Le Bœuf, sur le lot 16 : « en 1784 il fut vendu à la vente de Dubois », ou sur le lot 71 : « Rousseau de La Guépière l'acheta 650 liv., mais il en fut dégoûté le lendemain et le céda avec perte à Paillet ».

Catalogue de la vente de monsieur Le Bœuf du 8 avril 1783, annoté et illustré par Charles-Germain de Saint-Aubin. Paris, bibliothèque de l'INHA, VP RES 1781/17b. Cliché INHA
Catalogue de la vente de monsieur Le Bœuf du 8 avril 1783, annoté et illustré par Charles-Germain de Saint-Aubin. Paris, bibliothèque de l'INHA, VP RES 1781/17b. Cliché INHA

Ces remarques tout aussi amusantes que judicieuses sont accompagnées de dessins au crayon et à la plume parfois rehaussés d’aquarelle ou de lavis. Vases, porcelaines, petits meubles, bustes et bronzes : en quelques coups de crayon il parvient à résumer la forme et mettre en valeur les caractéristiques principales des objets. Il reproduit également des tableaux notamment, pour la collection Le Bœuf, au lot 56 Abraham recevant les anges par Gérard de Lairesse aujourd’hui conservé au Tokyo Fuji Art Museum, ou au lot 71 David contemplant la tête de Goliath par Pierre Puget aujourd’hui conservé au Musée de la civilisation de Québec. Quel que soit leur niveau d’achèvement et de précision, ces esquisses offrent toujours l’avantage de rendre les toiles aisément identifiables et aident à lever d’éventuelles ambiguïtés. En effet, il n’est pas rare qu’un artiste reprenne un même sujet qu’il décline en plusieurs versions. La question se pose pour le lot 11, une peinture de Paolo Caliari, dit Véronèse, qui représente Vénus et Adonis. Le peintre vénitien a composé un certain nombre de tableaux inspirés de passages des Métamorphoses d’Ovide, dont plusieurs Vénus et Adonis, mais grâce au croquis réalisé par Saint-Aubin nous pouvons affirmer qu’il ne s’agit pas de celui du musée du Prado mais bien de celui conservé au Seattle Art Museum.

[Catalogue de la vente de monsieur Le Bœuf du 8 avril 1783, annoté et illustré par Charles-Germain de Saint-Aubin]. Paris, bibliothèque de l'INHA, VP RES 1781/17b. Cliché INHA - Véronèse, Vénus et Adonis, huile sur toile, 224.4 x 168.3 cm. Samuel H. Kress Collection, 61.174, Seattle Art Museum, Photo: Tim Nighswander/IMAGING4ART
Catalogue de la vente de monsieur Le Bœuf du 8 avril 1783, annoté et illustré par Charles-Germain de Saint-Aubin. Paris, bibliothèque de l'INHA, VP RES 1781/17b. Cliché INHA - Véronèse, Vénus et Adonis, huile sur toile, 224.4 x 168.3 cm. Samuel H. Kress Collection, 61.174, Seattle Art Museum, photo : Tim Nighswander/IMAGING4ART

Complétant des descriptions parfois sommaires, brouillonnes voire fautives, ces commentaires écrits et dessinés sont de la plus haute importance puisqu’ils nous renseignent et documentent des œuvres qui peuvent demeurer invisibles après la vente si elles passent entre des mains privées ou ne sont plus exposées. Les catalogues de vente deviennent alors l’unique moyen d’en garder la trace voire, pour certaines œuvres disparues, la seule source d’information connue. Malgré le grand essor de la gravure d’interprétation au XVIIIe siècle, les catalogues de cette période sont rarement illustrés (sans doute pour des raisons de coût) et les exemplaires ornés de dessins font figure de mine d’or pour le chercheur en histoire de l’art. Conscient de leur importance, Émile Dacier s’attela à publier en fac-similé ces précieux fascicules qui présentent également l’intérêt de restituer l’atmosphère des salles de vente parisiennes de l’époque ; un spectacle que Charles-Germain de Saint-Aubin jugeait des plus divertissants, comme il le notait dans un autre catalogue conservé à la bibliothèque, celui de la vente du cabinet du duc d'Aumont en décembre 1782 : « Au soin que je prends à completter mes catalogues, imaginés que je prends beaucoup d’intérêt à la variété des prix, au progrès des arts, au bénéfice ou au déchet des marchands : point du tout, les ventes sont pour moi une comédie, où chaque acteur joue naïvement son rolle ; la vanité des uns, la cupidité des autres, la ruse de celui-cy, la méfiance de celui-là ; je les connois à peu près tous, et vois les différens ressorts qui les font mouvoir ; tout cela m’amuse et fait passer le tems à bon marché ; je suis même pour quelque chose dans la pièce, ma figure un peu singulière prette à la caricature, et j’amuse quelquefois les gens qui m’amusent… »

Élodie Desserle
service de l'Informatique documentaire

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Publié par Elodie DESSERLE le 7 juin 2023 à 12:05

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