Suturer la mémoireLa diaspora vietnamienne et la photographie

Bao Vuong, Baignade, extrait, 2016, photographie ancienne, crayon. Avec l'autorisation de Bao Vuong.

Monitrice étudiante des services au public, Eléonore Tran s’est attachée, au cours de sa dernière année de master en histoire de l’art (Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne), à examiner la pratique contemporaine du Vietnam et de sa diaspora sous le prisme de la photographie. Elle s’est interrogée sur la photographie de famille et, surtout, sur son absence, au sein des foyers vietnamiens en France, aux États-Unis et au Canada. Les collections du libre accès et des magasins fermés de la bibliothèque de l’INHA lui ont permis de nourrir cette analyse du silence et de l’intime en collectant, au fil des ouvrages, les noms et les œuvres d’artistes vietnamiens ayant utilisé la photographie comme fil de suture à la fois d’une mémoire familiale morcelée et d’une histoire globale effacée.

Un Vietnam multiple

Au mois d’avril, le blog de la bibliothèque de l’INHA consacrait un article à Victor Tardieu (1870-1937). Fondateur de l’École des beaux-arts de Hanoï avec Nguyen Nam Son, le peintre français est, encore aujourd'hui, une figure importante du milieu artistique vietnamien, célébrée par les officiels. Devenu Université des beaux-arts de Hanoï en 1981, l’établissement continue de dispenser des enseignements de peinture, de sculpture et d’arts graphiques, ces disciplines étant les seules considérées par le parti unique comme convenables car non subversives. Dans les institutions culturelles vietnamiennes, seuls sont exposés les artistes incarnant au mieux les valeurs véhiculées par le gouvernement. Aussi les sujets sont-ils relatifs à la guerre vécue il y a cinquante ans : combattivité des soldats vietnamiens, réunification d’une patrie ; ou à la beauté des paysages vietnamiens et des populations qui les habitent.

Dans les collections de la bibliothèque de l’INHA, quelques catalogues élargissent les contours de cette scène contemporaine vietnamienne telle qu’établie par les comités culturels locaux, en proposant un panorama d'œuvres et d’artistes à la fois du Vietnam mais également de ses diasporas. Le catalogue de l’exposition Chorégraphies suspendues, présentée au Carré d’art de Nîmes à l’occasion de l’année France-Vietnam (2014), en propose une première rétrospective. L’exposition est organisée par Zoe Butt, alors directrice de Sàn Art. Cette organisation, créée par quatre artistes issus de la diaspora vietnamienne (Dinh Q. Lê, Tiffany Chung, Andrew Nguyen et Phu Nam Thuc Ha) revenus vivre au Vietnam, incarne le travail d’une mémoire collective en cours de construction, contre les récits et images officiels.

La même année, le CREOPS organisa un colloque international à l’INHA autour des recherches effectuées sur les arts du Vietnam, des périodes anciennes à aujourd’hui.On retrouve, dans les actes du colloque, l’intervention d'Isabelle Thuy Pelaud mettant en lumière tout un réseau d’artistes issus des différentes diasporas vietnamiennes, se regroupant sur la plateforme collaborative DVAN (Diasporic Vietnamese Artists Network), créée avec l’écrivain Viet Thanh Nguyen. À l’instar de Sàn Art, ce dispositif permet d’éclairer tout un pan de la création contemporaine vietnamienne œuvrant à la reconstruction par l’image d’une mémoire de migration effacée.

Narration mémorielle : l’histoire rêvée

Le 30 avril 1975 l’armée du Nord Vietnam marchait sur Saïgon, proclamant ainsi sa victoire sur l’impérialisme américain et la réunification du pays. Célébré au Vietnam comme « le jour de l’indépendance », cet événement marque, pour un million et demi de Vietnamiens, le début de la longue période d’exode vers les États-Unis, la France, le Canada ou encore l’Australie, qui durera jusqu’au début des années 2000. Si certains civils vietnamiens purent s’embarquer dans les hélicoptères et les cargos américains, amarrés en eaux internationales, 800 000 d’entre eux durent effectuer leur périple sur des bateaux de pêche, ce qui leur valut dans la presse et dans le monde le nom de boat-people.

Du Vietnam d’avant, de Saïgon qu’on a rebaptisée Ho Chi Minh-Ville aussitôt qu’est tombée la République du Sud, rien ne demeure. Inquiets des représailles annoncées par un régime répressif, les civils s’étaient empressés de brûler toute trace de leur existence passée. Ainsi dans les cours et les jardins de l’ancienne capitale du Sud se consumèrent les disques, les vêtements et les photographies. Dans les foyers vietnamiens de la diaspora règne désormais un silence protecteur, inspiré par la peur assimilée de la délation, à laquelle se mêle le traumatisme de la traversée, durant laquelle beaucoup périrent.

Plusieurs artistes d’origine vietnamienne sondent ce mutisme à travers les photographies de famille. Dans les collections de l’INHA, on retrouve quelques reproductions des œuvres de Dinh Q. Lê, figure emblématique de ce mouvement. L’ouvrage mené par Christopher Miles et Moira Roth autour de sa série initiée au début des années 2000, Dinh Q. Lê, From Vietnam to Hollywood, dévoile le travail de reconfiguration de mémoire opéré par l’artiste, actuellement présenté au Musée du Quai Branly pour l’exposition Dinh Q. Lê : le fil de la mémoire et autres photographies. Les œuvres, entrelacs d’images photographiques et de captures de films, expriment une lutte mémorielle. Contre les images produites sur le Vietnam par le cinéma et implantées dans sa mémoire au détriment de ses propres souvenirs ; l’artiste oppose des photographies de famille. Ce ne sont toutefois pas des photos personnelles qu’il utilise, celles-ci ayant été perdues au Vietnam, lors de sa fuite aux États-Unis en 1978. Émergent alors d’entre les captures de films des images d’inconnus. Ces photos, achetées au kilo par Dinh Q. Lê chez les antiquaires de Saïgon, servent à combler le plus justement possible le manque d’images et, donc, de mémoire, de l’artiste.

Le travail de mémoire étant un travail constant, cette conséquente collection de photographies vernaculaires se retrouve dans d’autres œuvres de l’artiste. Exposée du 30 juin au 1er novembre 2021 au Musée du Quai Branly, les constructions de mémoire de Crossing the farther shore peuvent s’observer dans le catalogue de l’exposition À toi appartient le regard (...) et la liaison infinie des choses. Débarrassé de ses faux-souvenirs hollywoodiens, l’artiste se consacre au rétablissement d’une mémoire personnelle et familiale. Orphelin d’image, ses souvenirs prennent forme au sein de ces photographies orphelines qu’il articule ensemble par l’ajout de fils et de récits glanés dans divers ouvrages relatifs au Vietnam et à l’exil, tels que le conte de Kim Vân Kiêu de Nguyễn Du et les récits de boat-people réunis par James M. Freeman dans Hearts of Sorrow.

Bao Vuong : à gauche, « Sur le bord », 2016, ancienne photographie, encre, 32 x 53 cm ; à droite, « Baignade » 2016, ancienne photographie, crayon, 40 x 19,5 cm. Avec l'autorisation de Bao Vuong
Bao Vuong : à gauche, « Sur le bord », 2016, ancienne photographie, encre, 32 x 53 cm ; à droite, « Baignade » 2016, ancienne photographie, crayon, 40 x 19,5 cm. Avec l'autorisation de Bao Vuong

Cette même volonté de reconstruire un lien se retrouve dans les œuvres de Bao Vuong, dont la série Torn reprend ce principe de collecte de photographies comme fragments de mémoire. L’artiste travaille des images incomplètes et altérées par le temps, manifestant l’oubli d’une vie passée, effacée de force. Afin de les revitaliser, Bao Vuong prolonge les images de dessins exécutés à l’encre ou à l’aquarelle. Ces matières aqueuses se mêlent alors à des thématiques relatives à l’eau et au déracinement. Sur le bord et Baignade rappellent la traversée par la mer et l’impression de ne se situer que dans un entre-deux, déchiré entre le Vietnam qu’ils ont quitté et le pays qui les a accueillis. Cette poétique mélancolique de l’eau, renvoie à l’ambivalence du mot vietnamien « Nước », signifiant simultanément « eau » et « pays ». Aussi, lorsque l’on demande en vietnamien « De quel pays viens-tu ? » (« Bạn là người nước nào ? ») on demande en fait « De quelles eaux viens-tu ? ». Cette pluralité du terme fait écho à l’histoire des boat-people ne parvenant plus à s’identifier ni à leur pays d’origine, ni à leur pays d’accueil, n’ayant que l’entre-deux de l’eau comme lieu d’identité et de sa perte.

Archiver, conserver : reconstruire une histoire humaine

Ce sont les océans que traverse également Prune Phi, petite fille d’un grand-père vietnamien arrivé en France dans les années 1950. À la mort de celui-ci, l’artiste s’interroge sur ce qui demeure d’une identité vietnamienne s’étant diluée au fil des générations. Curieuse d’en apprendre plus sur l’histoire de sa famille, elle part s’installer plusieurs mois dans l’importante communauté vietnamienne de San Jose, en Californie. Elle y retrouve des oncles et tantes inconnus, parmi lesquels elle tente de trouver sa place. Par peur et par méfiance, ceux-ci se soustraient aux séances de portrait qu’elle leur propose, ne lui permettant de les photographier qu’en groupe, au cours de moments festifs. L’artiste se met alors à collecter tout type de documents vernaculaires, créés par cette diaspora, lisant en eux le témoignage tangible d’une identité vietnamienne persistante.

De ces considérations naissent des panneaux de mémoire mouvante, où l’artiste suture au fil et à l’adhésif documents vernaculaires glanés au sein des diasporas et photographies prises de ses acteurs-même. Ses œuvres Long Distance Call (2017) et Appel manqué (2018) sont emblématiques de ce processus de réparation d’une mémoire manquante. Disponible dans les collections de la bibliothèque de l’INHA, le catalogue de l’exposition de l’œuvre Appel Manqué, L'origine manquante, donne à voir dans le détail le travail de suture opéré par l'artiste entre ses propres photographies et les images vernaculaires en tant que réminiscences d’un Vietnam oublié.

Prune Phi, Appel Manqué, détail, 2018, photographies, pastel gras, scotch. Vue d’exposition L’Origine manquante, 2018 Toulouse, Galerie Jean-Paul Barrès. Avec l'autorisation de Prune Phi.
Prune Phi, Appel Manqué, détail, 2018, photographies, pastel gras, scotch. Vue d’exposition L’Origine manquante, 2018 Toulouse, Galerie Jean-Paul Barrès. Avec l'autorisation de Prune Phi.

L’importance de la photographie vernaculaire dans la reconstruction d’une histoire se retrouve dans les divers projets menés par Jacqueline Hoàng Nguyễn. En 2014, l’artiste lance le projet The Making of an Archive, encourageant les Vietnamiens du Canada à déposer leurs albums de famille et raconter l’histoire qui les entoure. Ceci afin de créer une archive numérique commune à la diaspora vietnamienne, permettant de retracer et conserver une histoire de migration selon le point de vue de ceux l’ayant vécue.

Ce travail de collecte révèle la survivance d’un Vietnam du Sud disparu, au sein d’une communauté pourtant résolument silencieuse. En témoigne le travail de Binh Danh, dont les photographies prises à Lincoln au Nebraska témoignent de la résurgence d’un Vietnam qui s’est implanté au beau milieu des États-Unis. Au sein de ce microcosme, des groupes de personnes se réunissent devant l’objectif du photographe, arborant le drapeau de la République du Sud, tombée en 1975 : ensemble, ils se font témoins d’une histoire que ces artistes s’attachent à préserver.

Éléonore Tran

service des Services aux publics

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Publié par Sophie DERROT le 15 juin 2022 à 10:05

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