La Cité des Morts : sur les pas des archéologues en Libye

E. A. Porcher, "Thapsia Garganica, a medicinal plant well known to the Ancients", 1860-1861, aquarelle, British Museum, inv. 2012,5033.73. © The Trustees of the British Museum, Creative Commons

Un ouvrage du XIXe siècle peut encore aujourd'hui se révéler une source fondamentale pour les études archéologiques, la protection du patrimoine et même la lutte contre le trafic des biens culturels.

Parmi ceux qui peuplent la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, il en est qui constituent des sources historiques de premier plan. C’est le cas d’un livre méconnu, History of the Recent Discoveries at Cyrene, publié en 1864. À mi-chemin entre récit de voyage et rapport archéologique, géographie historique et rapport militaire, il compte parmi les rares livres consacrés à une région quelque peu oubliée, et certainement la plus isolée du pourtour méditerranéen : la Cyrénaïque. Ses auteurs, Robert Smith et Edwin Porcher, nous plongent dans l’ambiance des grandes expéditions archéologiques du XIXe siècle, et en rapportent des éléments d’une grande valeur pour les recherches actuelles.

Le fonds d’archéologie de la Bibliothèque d’art et d’archéologie s’est constitué grâce aux conseils de Paul Perdrizet (1870-1938), professeur d’archéologie à l’université de Nancy. Grâce à ses lettres adressées à René-Jean (1879-1951), bibliothécaire engagé par Jacques Doucet pour créer sa bibliothèque, nous pouvons mieux cerner comment il a travaillé et à partir de quelles bibliographies. Il utilise en particulier le Catalogue de la bibliothèque de l’Institut archéologique allemand à Rome rédigé par August Mau (1900-1902) – « mais un Mau débarrassé des vieilleries encombrantes, (…) et des ouvrages loufoques (il y en a beaucoup en archéologie) dont une bibliothèque bien organisée doit priver ses lecteurs. Car je crois qu’une bibliothèque peut être mauvaise non seulement par ses lacunes, mais par ce qu’elle contient. »

La Cyrénaïque : une région oubliée et méconnue 

Au nord-est de l’actuelle Libye, la Cyrénaïque est la plus isolée des régions d’Afrique du Nord. À plus de 800 km de Tripoli, la capitale, et à 800 km environ d’Alexandrie et du Delta du Nil, la Cyrénaïque est une presqu’île, au sens où l’entendait André Laronde (1940-2011) : séparée du reste de l’Afrique par le Sahara, et du reste du monde par la Méditerranée. Toutefois, elle n’est qu’à 300 km de la Crète et de l’Égée au nord ; c’est donc avec une certaine logique que la région a été colonisée par les Grecs de l’île de Théra-Santorin, aidés de Crétois, dans la seconde moitié du VIIe siècle av. J.-C., et qu’elle a formé la double province de Crète-Cyrénaïque à l’époque romaine. C’est le site principal, Cyrène, qui donne son nom à toute la région. Rapidement devenue une puissance régionale de premier plan et l’une des principales cités grecques, l’histoire la retient comme patrie de grands esprits (citons Callimaque et Eratosthène) et de grande richesses, accumulées en particulier avec le commerce du silphion, plante disparue aux propriétés légendaires dont le prix rivalisait avec les métaux précieux, et l’un des symboles monétaires de la région. Peu de scientifiques et de voyageurs ont exploré la région avant l’arrivée de Smith et Porcher. Seuls deux ouvrages, publiés en 1827-1828, résultaient d’entreprises scientifiques ; mais leurs auteurs, les frères Beechey et le Français Jean-Raymond Pacho, n’avaient pas effectué de fouilles. Les seules fouilles connues sont celles d’antiquaires, jamais publiées.

Des pionniers de l’archéologie en Libye

Robert Murdoch Smith (1835-1900), écossais, a vingt-cinq ans lorsqu’il met une expédition sur pied en 1860. Lieutenant issu du corps des Engineers de la Royal Navy, c'est un homme aux multiples talents, depuis la chimie jusqu’à la géologie, en passant par l’archéologie. De 1856 à 1859, il avait été l’un des bras droits de Charles Newton, lors des fouilles d’Halicarnasse qui conduisirent à la redécouverte du célèbre Mausolée, et avait lui-même dirigé les fouilles de Cnide. C’est probablement à Malte qu’il rencontre Edwin Augustus Porcher (1824-1878), autre lieutenant de la Royal Navy, doté d’un goût puissant pour les antiquités, doublé de remarquables talents de dessinateur et d’aquarelliste. Il trouve auprès de lui un comparse passionné et utile.

Leur projet est relativement simple : examiner Cyrène et les autres sites abandonnés de la région, en relever les plans, et dessiner, photographier et fouiller la principale curiosité de la région – les tombes qui, par milliers, environnent les anciennes cités, sur fond de rivalité franco-britannique : « les Français vont probablement dans quelques années étendre leur conquêtes en Afrique de manière à nous exclure ».

Les premières fouilles de Cyrène

Ils obtiennent des fonds et un soutien matériel de l’Amirauté qui leur fournit un navire, des armes, un appareil photographique ainsi qu’un firman, autorisation de déplacement et de fouille délivrée par le sultan de Constantinople. L’expédition commence en novembre 1860, lorsque Smith et Porcher embarquent pour Tripoli puis Benghazi où ils acquièrent un surplus de matériel, engagent des hommes et reçoivent le soutien de chefs de la région de Cyrène. Ils se heurtent vite aux difficultés de la région, où s'opposent fréquemment tribus libyennes et forces d’occupation ottomanes.

Les plus anciennes photographies de la nécropole de Cyrène, réalisées par Smith en 1861 (Thorn 2007, pl. 9,11)
Les plus anciennes photographies de la nécropole de Cyrène, réalisées par Smith en 1861 (Thorn 2007, pl. 9, 11)

Ils arrivent à Cyrène le 23 décembre 1860 et commencent immédiatement les fouilles. Naturellement, ils jettent leur dévolu sur la nécropole ; mais pour Smith, c’est une rapide désillusion : « Je suis arrivé à la conclusion (toutefois) que les cimetières qui ont été les lieux les plus visités par Beechey, Hamilton et Bourville ne sont pas les lieux dans lesquels il faut chercher des sculptures ou quoi que ce soit d’autre. (…) Elles ont je crois été pillées au début de l’époque chrétienne, comme j’ai fouillé l’une d’elles (bien enterrée) et qu’elle était aussi vide que les autres ».

Au-delà des espérances...

Ils réorientent donc leurs recherches vers le centre-ville. Ils s’attellent à fouiller un bâtiment rectangulaire au centre d’un ancien gymnase surnommé « Cesareum », qui s’avère être un temple de Dionysos.

Statue de Dionysos provenant du "Cesareum", photographiée à gauche par Francis Bedford à Londres (Smith, Porcher, History of the Recent Discoveries at Cyrene, 1864, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 771, pl. 61. Cliché INHA), à droite par Smith à Cyrène (British Museum, inv. 1861,0725.2. © The Trustees of the British Museum, Creative Commons)
Statue de Dionysos provenant du "Cesareum", photographiée à gauche par Francis Bedford à Londres (Smith, Porcher, History of the Recent Discoveries at Cyrene, 1864, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 771, pl. 61. Cliché INHA), à droite par Smith à Cyrène (British Museum, inv. 1861,0725.2. © The Trustees of the British Museum, Creative Commons)

Ils y déterrent une importante série de sculptures grecques et romaines. Une première cargaison quitte le port de Cyrène, alors même qu’ils ouvrent une deuxième fouille et mettent au jour le grand sanctuaire d’Apollon. Au bout de près d’un an de recherches, c’est avec une certaine hâte, quand la situation politique se dégrade, que Smith et Porcher embarquent la centaine de sculptures découvertes sur un second navire. Si, en 1864, les deux explorateurs espèrent encore retourner sur place, leurs activités ultérieures et la situation politique ne le leur permettront plus. C’est ainsi que se conclut la seule mission proprement archéologique du XIXe siècle en Cyrénaïque. Il faut attendre un demi-siècle pour qu’en 1910-1911 une nouvelle mission parte sur leurs traces, sous la direction de l’Américain Richard Norton, à la veille de la colonisation italienne.

Comment illustrer le récit de cette expédition ?

Outre l’ouvrage que Smith et Porcher publient ensemble, de nombreuses lettres, photographies et aquarelles témoignent de leur expédition. Dispersées entre Londres et Édimbourg , elles ont été publiées par Dorothy May Thorn en 2007.

Smith, Porcher, History of the Recent Discoveries at Cyrene, 1864, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 771, pl. 9. Cliché INHA
Smith, Porcher, History of the Recent Discoveries at Cyrene, 1864, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 771, pl. 9. Cliché INHA

Dans leur « tombe de résidence » où ils sont installés toute la durée de leur expédition, l’appareil photo occupe une place centrale. Les photographies accompagnent les comptes rendus régulièrement envoyés à Londres : elles permettent de prouver l’intérêt incontestable des sculptures découvertes et d’obtenir les financements nécessaires. Autre source visuelle : les aquarelles réalisées par Porcher tout au long de la mission, conservées au British Museum.

Nécropole ouest de Cyrène. À gauche : photographie de Smith (Thorn 2007, pl. 14) et gravure (Smith, Porcher, History of the Recent Discoveries at Cyrene, 1864, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 771, pl. 18. Cliché INHA). À droite : aquarelle de Porcher (British Museum, 2012,5033.23. © The Trustees of the British Museum, Creative Commons) et gravure (Smith, Porcher, History of the Recent Discoveries at Cyrene, 1864, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 771, pl. 27. Cliché INHA)
Nécropole ouest de Cyrène. À gauche : photographie de Smith (Thorn 2007, pl. 14) et gravure (Smith, Porcher, History of the Recent Discoveries at Cyrene, 1864, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 771, pl. 18. Cliché INHA). À droite : aquarelle de Porcher (British Museum, 2012,5033.23. © The Trustees of the British Museum, Creative Commons) et gravure (Smith, Porcher, History of the Recent Discoveries at Cyrene, 1864, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 771, pl. 27. Cliché INHA)

Produites d’après ces photos et aquarelles, les illustrations du livre permettent de rendre compte de cette extraordinaire expédition, en donnant à voir les paysages de la région, les hommes et les animaux qui la peuplent, à la manière d’un carnet de voyage. Elles fournissent également des sources essentielles aux archéologues d’aujourd’hui à travers le relevé précis du sanctuaire, des tombes et de leurs décors peints, ainsi que des relevés d’inscriptions disparues.

Intérieur d'une tombe de la nécropole nord : aquarelle de Porcher (British Museum inv. 2012,5033.15. © The Trustees of the British Museum, Creative Commons) et lithographie de Picken (Smith, Porcher, History of the Recent Discoveries at Cyrene, 1864, bibliothèque de l’INHA, collections Jacques-Doucet, Fol Res 771, pl. 21. Cliché INHA)
Intérieur d'une tombe de la nécropole nord : aquarelle de Porcher (British Museum inv. 2012,5033.15. © The Trustees of the British Museum, Creative Commons) et lithographie de Picken (Smith, Porcher, History of the Recent Discoveries at Cyrene, 1864, bibliothèque de l’INHA, collections Jacques-Doucet, Fol Res 771, pl. 21. Cliché INHA)

Pour reproduire ces images, l’éditeur londonien Days & Son a utilisé toute la gamme des inventions de son siècle, qui cohabitent de page en page : la gravure sur bois de bout, qui permet d’intégrer l’image à la page typographique, la lithographie, qui offre la possibilité de reproduire la couleur, et la photographie, inégalable par sa précision et sa fidélité. Les photographies publiées ne sont pas celles qui ont été prises sur place, peut être en raison de leur qualité insuffisante, mais celles réalisées a posteriori, après l’arrivée des sculptures à Londres et leur exposition au British Museum. Elles sont l’œuvre de Francis Bedford (1815-1894), photographe renommé, connu pour avoir accompagné quelques années plus tôt le prince de Galles dans son voyage en Orient. Ce sont ses photographies qui rendent célèbres les sculptures de Cyrène, comme l’Apollon à la lyre.

Un apport fondamental à la recherche

Si Smith et Porcher appartiennent à la protohistoire de l’archéologie, et ne livrent ni plan de fouilles, ni stratigraphie, ils consignent de précieuses indications topographiques, permettant de recontextualiser les sculptures aujourd’hui conservées pour l’essentiel au British Museum. En outre, ils offrent à voir un état des sites et des vestiges parfois disparu, comme la vaste plaine composant la nécropole sud, en grande partie rasée pour construire une gigantesque ville nouvelle après 1970. Enfin, les œuvres découvertes ont permis l’émergence de l’étude de la sculpture gréco-libyenne, si précieuse aujourd’hui pour identifier les sculptures que les pillages intensifs apportent sur le marché de l’art par centaines chaque année. Pour protéger les vestiges du passé, il faut d’abord apprendre à les connaître et à les comprendre. Alors que le patrimoine libyen est en grand danger, entre urbanisation incontrôlée, destructions volontaires, manque de moyens et pillage à grande échelle, le livre et les archives de Smith et Porcher offrent des outils pour participer à sa sauvegarde.

Le patrimoine des bibliothèques mérite la même attention, lorsque les livres anciens volent au secours des chercheurs d’aujourd’hui. Perdrizet, lors de la constitution de la Bibliothèque d’art et d’archéologie, en était déjà convaincu : « Et si l’on vous dit que des livres publiés aux XVIe, XVIIe siècles sur les antiquités et les statues anciennes sont aujourd’hui sans valeur, on se trompe lourdement. Évidemment, le moindre étudiant archéologue d’aujourd’hui est plus fort que les antiquaires du XVIe et du XVIIe siècle mais les livres de ceux-ci gardent encore et garderont toujours une valeur comme témoignages historiques des variations du goût, comme documents pour l’histoire de l’histoire de l’art, et comme source de renseignements concernant la provenance des monuments, les circonstances des découvertes. Essayez d’étudier n’importe quel antique des musées de Rome sans recourir aux vieux antiquaires. »

Juliette Robain
Morgan Belzic

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Publié par Jérôme DELATOUR le 3 février 2021 à 14:00

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