« Peindre, peindre, PEINDRE ! » (2/2)Fedor Löwenstein-Marcelle Rivier, une correspondance de peintres sous l’Occupation

Fedor Löwenstein à Marcelle Rivier, [Aiguebelle], 18 décembre 1943, bibliothèque de l’INHA, Autographes 209,11. Cliché INHA

 En janvier 2016, Danièle et Bernard Sapet, propriétaires de la galerie Sapet à Valence, ont fait don à la bibliothèque de l'INHA des lettres adressées par le peintre juif Fedor Löwenstein (1901-1946) à Marcelle Rivier (1906-1986) pendant la Seconde Guerre mondiale.

Dans un précédent article, nous avons évoqué ses lettres de 1939 à 1941 - sa fuite précipitée de Paris, ses tableaux saisis à Bordeaux, son attente déçue à Nice, dans l'espoir d'immigrer au Mexique. Voici la suite de l'histoire.

 

 

N'ayant plus rien à faire à Nice, Löwenstein se résout à retrouver Marcelle Rivier à Mirmande (d’où l’interruption des lettres entre le 23 décembre 1941 et le 4 juin 1943) et à se faire discret. Mais l’invasion de la Zone libre le 11 novembre 1942 l'oblige à se cacher davantage encore. Par une nuit de pleine lune de février 1943, Marcelle Rivier l'évacue de Mirmande, déguisé en paysanne. Il est recueilli à Cliousclat par Mena Loopuyt (1902-1991), peintre néerlandaise, puis caché à l’abbaye d'Aiguebelle.

Fedor Löwenstein à Marcelle Rivier, [Aiguebelle], 18 juillet 1943, bibliothèque de l’INHA, Autographes 209,11. Cliché INHA
Fedor Löwenstein à Marcelle Rivier, [Aiguebelle], 18 juillet 1943, bibliothèque de l’INHA, Autographes 209,11. Cliché INHA

Mais la protection des moines a un prix dont il se plaint amèrement. Löwenstein doit contribuer à l’embellissement du monastère. « Le travail qu’on m’a collé est cette fois-ci si dégoutant que je me demande comment je m’acquitterai, ayant accepté les pâtes de fruits comme avance. Imagines-toi des plaques de tuile sur lesquels en relief, une nymphe cueille des fleurs. Le tout du plus pur style [art] nouveau, mais si dég[u]eulace comme « esprit » et comme matière qu’il faut, je crois, battre la semelle dans toute l’Amérique du Sud pour trouver son pareil. Et je dois les colorer. Hier j’ai dit au P[ère] A[bbé] que si je leur demandais, à eux, de chanter des chansons de salle de gardes à la basilique ça leur ferait le même effet qu’à moi de ‘peindre’ ça. » (17 septembre 1943). En août 1943, « tout se prépare pour la St Bernard ; les moines étudient un numéro de swing et les ouvriers joueront une pièce de Giraudoux sur les marches de l’esplanade de l’hôtellerie. La chorale de Montjoyer et Réauville réunis chantera les derniers succès d’Edith Piaf » (13 août 1943). De son côté, Löwenstein est chargé de peindre le portrait de l’abbé, source de beaucoup de peine et d’abnégation. Mais son modèle, contrarié par le vol de 53 bouteilles de liqueur, ne lui en est nullement reconnaissant. À la vue du portrait achevé, il s’écrie : « ‘this is not my skin, not my eyes, I’m not so fat, what is this bosse on my head !’, and so long » (30 septembre 1943).

Fedor Löwenstein, portrait de l’abbé d’Aiguebelle, huile sur toile, 1943, abbaye Notre-Dame d'Aiguebelle. Cliché Jérôme Delatour
Fedor Löwenstein, portrait de l’abbé d’Aiguebelle, huile sur toile, 1943, abbaye Notre-Dame d'Aiguebelle. Cliché Jérôme Delatour

Miné par la maladie, Löwenstein se rend à Paris en novembre 1943 pour se faire examiner. Se jetant, pour ainsi dire, dans la gueule du loup, il se paie le luxe de prendre le pseudonyme de Lauriston - pied-de-nez au siège de la Gestapo française, sis 93 rue Lauriston à Paris.

Il livre alors une vision lunaire de la capitale occupée. Il a le plus grand mal à trouver un hôtel qui ne loue pas à la journée, et le chauffage n'est pas inclus. Les rues ne sont pas éclairées. « Sortir le soir à Paris est un peu délicat, surtout quand il pleut comme hier soir. Imaginez-vous, quand vous sortez du métro, qu’on vous plonge dans de l’encre noire, indé[lé]bile et absolue. Peu à peu, vous distinguez autour de vous d’autres ombres sorties de l’enfer et qui attendent comme vous le moment où ils ‘voient’... Finalement, les ombres, par groupes, s’en vont, tâtent le vide, percent le noir, tombent, se lèvent, se heurtent et arrivent comme par miracle, tout comme des fourmis sous terre par instinct, devant le théâtre » (26 novembre 1943).

« Nous sommes de pauvres ballots nous deux »

Löwenstein ne manque pas cependant de se confronter au travail de ses confrères, et de conforter ainsi sa nouvelle conception de la peinture. « A Cagnes », écrivait-il déjà deux ans plus tôt, « un St Tropez (du reste bien plus sympathique) assez loin de la mer, que les peintres ont transformé en 'zone neutre' et que les restrictions spirituelles n'ont pas encore atteintes, j’ai vu de la PEINTURE. Et malgré que ce fût de la ‘PEINTURE’ (un Braque, un Picasso etc.) j’ai vu combien je suis déjà loin de cet art d’avant-guerre. La dernière année m'a bien transformé... Le 'décor' n'est plus d'aucun refuge vers une spiritualité que les peintres se refusent pour la beauté de la surface..." (Nice, 24 avril 1941).

Le 26 novembre 1943, il note : « j’ai vu d’assez belles toiles hier à l’ancienne galerie Kanweiler, Picasso, Masson, Klee etc. ». Le mois suivant, il visite les expositions de Fautrier et de Tal Coat. Ayant été consulter le meilleur spécialiste de France d’hématologie, Paul Chevallier (1884-1960), celui-ci lui « a demandé ce que je pense de ‘son ami Fautrier’. 'Très bon peintre. - Vous dites ça, parce que j’ai dit tout de suite que c’est un ami ? - Non, non, sérieusement'. - J’avais bien entendu aucune idée de ce que fait ce Fautrier, mais le nom m’était connu, et à ma chance, il y a juste une exposition de ce ‘peinnetre’ place Vendôme, à côté du Ritz sur lequel flottent les drapeaux gammés. Allons-y. Salle d’exposition pour cinéma, plafond très haut, murs gris, tapis bleu de velours, fauteuil bas en cuir, etc. Pas un vrai Trier, mais un faux. Ou plutôt, disons un Vlaminck, subitement devenu fou et abstrait, énormément de verve, de tempérament à tout casser, toiles lourdes de couleurs (poids) et légères d’esprit. Mais ce qui est impressionnant chez tous ces peintres, c’est la « quantité ». Comment osent-ils (dans la répétition continuelle de la ‘même chose’, de la même couleur, de la même forme), comment font-ils pour arriver au nombre ? Application ? Force créatrice ? Dieu sait. J’en suis bouleversé. Cela doit doit quand même compter, la quantité, car si elle se fait au détriment (nécessairement) de la qualité, elle présente en elle-même déjà un élément de dynamisme artistique ou humain ou je ne sais quoi... Enfin, d’après Blanche (que j’ai vu après pendant quelques moments et qui s’obstine dans son cafard de complexe-peinture, comme tu l’as si bien [...]é). Picasso a dit que c’est très bien et Lhote que c’est du faux [... Pour] une fois je suis du côté de ton ancien maître, mais [...], il a été toujours 'bien'. Et pas trop loin de la place [Vendôme rue] St. Honoré, Mons. Talcoat. Disons que c’est mieux, quand [...] à la base il n’y a plus Vlaminch (et Vlaminch de la pire [espèce] et 10 cm carré agrandi à 1 m2 simplement) - mais du Mattisse, un tiers, et deux tiers à la volée de Dufy, de Braque et de Picasso, très bien remué du reste et aussi très brave et « honnête » (une honnêteté qui fait toujours un peu mal au coeur) et surtout beaucoup de bon goût. Excellent même. Cela veut dire que la petite merde de Ména ne se compare avec aucune toile, tout est vraiment beaucoup mieux. Je crois même que ça te plairait beaucoup, car il me semble que c’est dans la même ‘direction’. Et que dis-tu là de la ‘même’ quantité. Nous sommes de pauvres ballots nous deux. Et peut-être vas-tu croire que je deviens un vieux grincheux qui, à défaut de talent et d’une rate saine, décharge sa bile sur les ‘vrais talents’ ? » (11 décembre 1943).

Livret de l’exposition Tal Coat à la galerie de France, 3-31 décembre 1943, bibliothèque de l'INHA, CVA1 TAL COAT. Cliché INHA
Livret de l’exposition Tal Coat à la galerie de France, 3-31 décembre 1943, bibliothèque de l'INHA, CVA1 TAL COAT. Cliché INHA

Löwenstein passe toute l’année 1944 à Paris sans être inquiété. Ses lettres à Marcelle Rivier se font alors rares, le couple ayant rompu à l’automne 1943, ou ont disparu. Plus aucune lettre en 1945, à part une carte postale de voeux à la fin de l’année, et deux lettres seulement en 1946.

« Est-ce que tu continues à peindre ? »

Dans toutes ces lettres, le tempérament passionné de Löwenstein, joint à son sens aigu de la formule, transcrit à merveille le climat dépressif, de dissolution morale qui accompagne la Débâcle, puis le temps de l'Occupation, dominé par les préoccupations matérielles, et en premier lieu, la nourriture. Le danger, pourtant très réel, transparaît à peine. Le regard du peintre se mêle aux questions les plus terre à terre. « La vallée n’est qu’une caisse remplie de coton sale... Tout a gelé et pour la poche des Mirmandais un chou-fleur à 4.50 est trop cher. Nous vivons de pâtes, de nouilles et de maccaroni... Pour un végétarien de mon talent c’est quasiment la famine. Déjà » (Mirmande, 27 mars 1940). Le rationnement touche aussi les beaux-arts. « Pas de couleurs sans tubes vides chez le marchand, mais nous ferons la commande ensemble à mon retour » (Nice, [11 avril 1941 ?]). La quête de fournitures passe de la peinture des toiles à celle du corps : « j’ai été aujourd’hui chez Galléguon et j’ai trouvé 2 Fragonard n° 10 - un paquet parti incessamment. Je cherche encore des punaises, car des clous, c’est impossible à les trouver. Je peux aussi un peu retarder l’envoi si tu me dis quel rouge d’Elis[abeth] Arden tu emploies maintenant » (29 décembre 1943).

Aux fournitures, Löwenstein joint des encouragements dont l’accent un rien paternaliste ne plaît guère à Marcelle. « Travaillez bien. Je voudrais à mon retour voir de belles choses, de très belles choses dont vous êtes capable » (19 août 1943). Peindre, dans ces temps troublés, semble son seul mot d’ordre, la seule issue possible : « Peindre, peindre, PEINDRE ! » ([Aiguebelle], 11 août 1943).

« Est-ce que tu continues à peindre ? » sont les derniers mots de sa dernière lettre, qui annonce à Marcelle Rivier qu’il aura « une grande exposition à Cannes pendant le ‘festival du film’ en automne » (Nice, le 21 juin 1946). Hospitalisé à Nice le 4 août 1946, il meurt peu après. Le premier festival de Cannes ouvre le 20 septembre. Marcelle Rivier continua à peindre jusqu’à sa mort, survenue en 1986.

Vous pouvez consulter cette correspondance sous la cote Autographes 209,11 de la bibliothèque.

En savoir plus

  • Fèdor Loevenstein, 1901-1946, Paris, galerie Blumenthal, mars 1962
  • Frère Henri, « La communauté d’Aiguebelle sous l’Occupation et à la Libération », Revue drômoise, 416 (juin 1980), p. 60-63
  • Dominique Vallier et Robert Dumas, Marcelle Rivier, Valence, galerie Sapet, 1986
  • Valérie-Anne Sircoulomb, « Les Artistes réfugiés à Dieulefit pendant la seconde guerre mondiale », Travaux de l'Institut d'histoire de l'art de Lyon, 13 (septembre 1990), p. 65-73
  • Peintres dauphinois de la Drôme : "L'école de Mirmande", André Lhote et Alexandre Garbell, Guy Marandet, Pierre Palué, Espace Achard, hôtel de ville de Grenoble, 3 mai-3 juin 1995, association pour la création d'un musée des artistes dauphinois, 1995
  • Pierre Palué, « Mirmande et ses peintres : années de guerre, 1940-1944 », Cahiers drômois, 13 (1995), p. 43-51 et Études drômoises, 3 (1997), p. 35-46
  • Jean Sauvageon, « La Drôme, refuge des intellectuels », dans Louis Aragon et Elsa Triolet en Résistance : Dieulefit-Lyon-Saint-Donat, rencontres de Romans-sur-Isère, 12, 13 et 14 novembre 2004
  • Jean Kleinmann, « Les politiques antisémites dans les Alpes-Maritimes de 1938 à 1944 », Cahiers de la Méditerranée, 74 (2007), p. 305-319. Disponible en ligne : http://cdlm.revues.org/2973#text (consulté le 27/03/2018)
  • Fédor Löwenstein (1901-1946), trois œuvres martyres : journal d'exposition, Bordeaux, musée des Beaux-Arts, 15 mai-24 août 2014. Disponible en ligne : http://www.musba-bordeaux.fr/sites/musba-bordeaux.fr/files/images/rich_text/livret_lowenstein.pdf (consulté le 27/03/2018)

 

Jérôme Delatour
Service du Patrimoine

Publié par Jérôme DELATOUR le 5 avril 2018 à 11:00

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