Quand la curiosité n’était pas un vilain défaut

Jean-Baptiste Courtonne, Cabinet de Bonnier de la Mosson : 2e cabinet d'histoire naturelle des animaux desséchés (détail), plume et lavis, 1739-1740. Paris, bibliothèque de l'INHA, OA 720. Cliché INHA

La bibliothèque numérique vous invite à pousser la porte d’un cabinet de curiosités, celui du financier montpelliérain, trésorier général des États de Languedoc, Joseph Bonnier de la Mosson, dont le catalogue de la vente posthume qui se déroula à partir du 8 mars 1745 vient d’être mis en ligne. Constitué à partir de 1735, ce cabinet figure parmi les plus célèbres du XVIIIe siècle, comme l’annonce dans l’avertissement du catalogue le marchand Edme-François Gersaint en charge de l’inventaire de la collection et de la vente : « Il ne s’est point encore trouvé en France jusqu’à présent, un cabinet qui ait autant merité l’attention du public, que celui que nous exposons ici en vente ». Effectivement, il mérite toute notre attention à l’INHA puisque la bibliothèque conserve un précieux ensemble de dessins datés de 1739-1740 représentant le dit cabinet.

Signés de l'architecte Jean-Baptiste Courtonne, ces huit relevés à la plume et au lavis, de grande dimension – le plus long mesurant près de deux mètres –, sont des reproductions à l'échelle de 1/14e des différentes salles qui composaient le cabinet. Apparue à la Renaissance en Europe, l’expression « cabinet de curiosités » ou « cabinet d’amateur » désigne l’endroit où érudits et dignitaires entreposaient leurs collections d’objets rares et précieux, mélange de bizarre, de merveilleux et de connaissances scientifiques dont la description donnée par Gersaint des « cornes de licorne » (qu’il révèle être des cornes de narval montées sur une tête de bois), semble être le parfait symbole. Les collections étaient le plus souvent organisées en quatre catégories aux dénominations latines : artificialia (pour les objets créés ou modifiés par l'Homme), exotica (pour les plantes et animaux exotiques), naturalia (pour les spécimens et objets naturels) et scientifica (pour les instruments scientifiques). Le terme « cabinet » pouvait alors s’appliquer à un seul meuble ou, comme dans le cas de Bonnier de la Mosson, à plusieurs pièces : au total sept en enfilade (trois grandes et quatre plus petites) au premier étage de l'ancien Hôtel du Lude, construit en 1710 par Robert de Cotte au 62 rue Saint-Dominique à Paris. Les objets y prenaient place par discipline : cabinet des drogues, cabinet d’anatomie, premier cabinet d'histoire naturelle ou des animaux en fioles, cabinet de chimie ou laboratoire, bibliothèque ou cabinet des coquilles, cabinet de pharmacie ou d'apothicairerie, cabinet du tour et des outils propres à différents arts, second cabinet d'histoire naturelle ou des animaux desséchés, cabinet de physique et de mécanique. Seul le cabinet d’anatomie, pourtant mentionné dans le catalogue de vente, n’est pas représenté par Courtonne ; il comprenait, d’après Gersaint, trois armoires vitrées contenant des squelettes humains et d’animaux de diverses espèces ainsi que des morceaux d’anatomie en cire. Pour les huit autres cabinets, la mise en parallèle du catalogue et des dessins nous permet d’avoir une idée précise des « curiosités » possédées par Bonnier mais aussi de la façon dont elles étaient présentées.

Jean-Baptiste Courtonne, Cabinet de Bonnier de la Mosson : cabinet de physique et de mécanique, plume et lavis, 1739-1740. Paris, bibliothèque de l'INHA, OA 720. Cliché INHA
Jean-Baptiste Courtonne, Cabinet de Bonnier de la Mosson : cabinet de physique et de mécanique, plume et lavis, 37 x 195 cm, 1739-1740. Paris, bibliothèque de l'INHA, OA 720. Cliché INHA

Le collectionneur ouvrait son cabinet au public, pour la contemplation ou pour l’étude, et en assurait lui-même la visite : « M. de la Mosson a toujours procuré avec plaisir la vûë & l’examen de ce qu’il possedoit, tant à nos curieux qu’aux étrangers ; et c’étoit même l’obliger, que de venir s’amuser avec lui dans ses cabinets » (page ii du catalogue). Il avait donc apporté un soin particulier à l’agencement et au décor : « ces Cabinets sont ornez par tout ce que l’Art a pû imaginer de mieux & de plus agréable. Le tout selon les attributs qui leur conviennent à chacun, suivant le genre des choses qu’il contient » (page vii du catalogue). Ainsi, pour le laboratoire de chimie, spécialité dominée par les Allemands à l’époque, il choisit un décor à l’atmosphère germanique avec boiseries de faux marbre et fontaines de plomb ornées de dragons et serpents. Pour le cabinet des animaux desséchées, les vitrines en bois de Hollande verni étaient surmontées de têtes d’animaux sculptées avec des cornes véritables et les pourtours des glaces cernées de serpents enlacés. Pour le cabinet de mécanique, auquel Gersaint consacre plus de quatre-vingt-dix pages du catalogue, de longues étagères étaient maintenues par des piliers en forme de palmiers, allusion probable aux pays étrangers d'où proviennent de nombreuses pièces de cette collection. Bonnier de la Mosson confia la réalisation des dessus-de-porte au peintre Jacques de Lajoüe, ceux de la bibliothèque ont été restitués par Courtonne avec une infime précision tout comme les rangées d’ouvrages que Bonnier, en grand bibliophile, avait fait relier à ses armes (un exemple est visible sur le site de la Bibliothèque nationale de France), ses armes que l’on retrouve sur la pendule astronomique. La sobriété, l’homogénéité et l’élégance étaient de mises dans cet espace qui accueillait également deux globes terrestres et célestes en faïence de Rouen montés sur pied, un herbier, un médaillier et un coquillier.

 Jean-Marc Nattier, Portrait de Joseph Bonnier de la Mosson, 1745. The National Gallery of Art, Accession Number 1961.9.30. Credit Line Samuel H. Kress Collection
Jean-Marc Nattier, Portrait de Joseph Bonnier de la Mosson, huile sur toile, 137,9 x 105,4 cm, 1745. The National Gallery of Art, Accession Number 1961.9.30. Credit Line Samuel H. Kress Collection

Par son souci de classification et de présentation de ses collections, Bonnier fait œuvre, avant l’heure, de conservateur et muséologue. Il réussit à mettre en valeur les objets tout en donnant à chaque salle une personnalité ce qui lui valut la reconnaissance et l’admiration de ses contemporains. Dès 1742, Antoine-Joseph Dezallier d'Argenville, lui-même collectionneur, écrit dans son Histoire naturelle de la lithologie et la conchyliologie que le cabinet de Bonnier de la Mosson l’« un des plus beaux cabinets de Paris, tant par l'arrangement que par les belles choses qu'il possède ». En 1745, Jean-Marc Nattier réalise son portrait sur lequel se détachent à l’arrière-plan instruments de mécanique et bocaux d’histoire naturelle. La toile, actuellement conservée à la National Gallery of Art est présentée au Salon de 1746 (no 67 du catalogue) et devient une sorte d’archétype de la représentation de l’amateur éclairé dans son cabinet. Bonnier est même confondu avec l’illustre naturaliste Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, lorsque la peinture est exposée au musée des Arts décoratifs en 1878 (no 195 du catalogue) ; Buffon qui, lors de la vente de 1745, se porta acquéreur de plusieurs lots, notamment des corps de menuiserie des cinq armoires du deuxième cabinet d’histoire naturelle. Grâce à cette acquisition de l’intendant du jardin du Roi, une partie des anciennes boiseries est parvenue jusqu’à nous. Classé au titre des Monuments historiques en 1979, cet ensemble mobilier a été restauré et reconstitué à l’identique d’après les dessins de Courtonne. Remonté dans la médiathèque de la bibliothèque centrale du Muséum d’histoire naturelle de Paris il nous donne à voir un des ancêtres de nos musées actuels.

 Élodie Desserle

service de l'Informatique documentaire

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Publié par Elodie DESSERLE le 5 juin 2024 à 10:00

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